« Entre ici Louis-Ferdinand Céline, ou Louis Destouches, ou Ferdinand Bardamu… Entre ici, avec ton terrible cortège de haines insensées et de peurs insondables… Entre ici, avec ce siècle de deux guerres que tu promènes sous tes semelles, que tu décris dans la merde, en l’appelant par son nom… »
Ça, il doit être déçu Frédéric Mitterrand. Il n’aura pas de beaux discours à prononcer pour rendre un hommage républicain à Louis-Ferdinand Céline. Il a jugé préférable de retirer son nom des célébrations nationales de l’année 2011, et c’est somme toute difficile de lui donner tort. Mais c’est lui qui avait choisi, quelques jours plus tôt, d’inscrire ce même nom sur cette liste. Pauvre Mitterrand ! Généralement, les ministres se plaignent d’avoir à faire avec les erreurs de leurs précécesseurs, lui passe son temps à essayer de réparer ses propres conneries…
Donc, on annonce que Céline sera célébré, à l’occasion des cinquante ans de son décès, le premier juillet 1961, soit pour l’anecdote quinze ans jour pour jour avant la naissance de votre serviteur. Un autre évènement que, d’ailleurs, le Ministère de la Culture ne semble pas vouloir célébrer, malgré mes nombreuses demandes allant dans ce sens. Et après, on nous demande d’avoir confiance en la politique !
Sur ce, Serge Klarsfeld proteste. Et Monsieur Mitterrand annonce deux jours plus tard ou environ qu’après avoir relu Bagatelles pour un massacre, il juge en effet inadmissible l’antisémitisme délirant de Céline et préfère retirer son nom de ces fameuses célébrations officielles. Ce qui nous amène à plusieurs constatations :
La première, c’est que le Ministère de la Culture, ou monsieur le Ministre lui-même, disposent d’une bibliothèque très bien fournie. Rappelons que le pamphlet antisémite qu’est Bagatelles pour un massacre n’a pas été réédité depuis à peu près soixante-dix ans, non par censure étatique mais par la volonté même de son auteur. On ne le trouve pas sous le sabot d’un cheval, ce bouquin. Si vraiment monsieur Mitterrand a si aisément accès aux ouvrages antisémites de l’avant-guerre, dans ce cas je lui demanderais volontiers de m’en prêter quelques-uns que je souhaite compulser. On comprend en effet nettement mieux l’humour de Dieudonné après avoir lu Edouard Drumont ou Léon Daudet, par exemple.
La deuxième, c’est que monsieur Mitterrand lit extraordinairement vite. Bagatelles, c’est 400 pages, et c’est écrit petit, et dans le genre ça ne se lit pas en diagonale. Une syntaxe éclatée, une ponctuation délirante, des mots qui s’éclaboussent les uns les autres, un vrai chantier en somme.
La troisième, c’est que Frédéric Mitterrand avait déjà eu vent de l’antisémitisme célinien avant que Klarsfeld ne lui en parle, non ? Tout le monde le sait, que Céline était antisémite. Il est impossible de déclarer au cours d’une soirée que l’on aime Céline sans qu’un bonhomme ne vous saute à la gorge à ce sujet. Peut-être que Mitterrand ne s’imaginait pas les choses comme cela. Il vient du show-business, après tout : pour lui, un génie est forcément sympathique. Mitterrand s’imaginait peut-être un antisémitisme bourru, avec une truculence pleine de tendresse dissimulée qui fait passer la pilule. Il est tombé sur un fou dangereux qui illustre son délire raciste en utilisant les brochures hitlériennes de son époque, et qui juge en plus nécessaire d’en gonfler encore les chiffres. Il est tombé sur un type qui proclame qu’il faut « toujours se méfier des Juifs, même quand ils sont morts ».
L’antisémitisme de Céline, c’est comme le sadisme de Sade. On se représente Sade sous la figure du libertin polisson qui aime donner la fessée de temps en temps. Il suffit de lire un peu sa biographie, ou de poser les yeux sur Les 120 journées de Sodome, pour comprendre que ce gars-là aurait effrayé Freud en personne. On veut s’imaginer Céline comme un antisémite de contexte, parce que tout le monde l’était un peu, parce que c’était dans l’air du temps, et l’on se rend compte que non, c’est bien plus que cela, que l’antisémitisme de Céline est aussi surréaliste que l’érotisme de Sade, tellement déchaîné, tellement délirant que certains antisémites militants de son époque lui reprochèrent âprement de discréditer leur cause…
Alors bon, il semblait évident que la République, qui ferait d’ailleurs aussi bien de ficher la paix aux écrivains de quelque nature qu’ils soient, n’allait pas pouvoir honorer Céline, aussi puissant, aussi révolutionnaire soit cet auteur incontournable, qui compte parmi les plus grands que le monde ait jamais connu. Mitterrand a fait très fort, simplement : s’il s’était contenté de ne pas inscrire son nom sur la liste des célébrations, personne ou prou ne l’aurait emmerdé pour cela. Mais en choisissant de l’inscrire pour le retirer en catastrophe quelques jours plus tard, il attise un débat qui, naturellement, draine avec lui tous les bas instincts de notre belle France. Et voici que les commentaires d’actualité concernant cette affaire regorgent d’allusions sur « ceux qui dirigent vraiment », « ce lobby qui fait la loi » et autres délires paranoïaques de haut niveau.
Frédéric Mitterrand n’est pas méchant. Lui taper dessus, c’est comme tirer sur une ambulance aux pneus crevés, alors nous tâcherons de ne pas en rajouter. Il est d’ailleurs notoire qu’il est victime de façon incessante de calomnies absolument dégueulasses, au sein desquelles les pires mots sont proférés à son encontre, alors qu’il n’est jamais dans le fond qu’un mauvais ministre parmi d’autres. Entre Dati et ses défilés de haute-couture, Blanc et ses cigares, Woerth et ses histoires de gros sous, Hortefeux et ses blagues racistes, Alliot-Marie et ses mamours à Ben Ali, il ne dépareille pas tant que cela, Frédéric Mitterrand. Il ne mérite pas plus de baffes que les autres.
Mais une question se pose : il a donc lu Bagatelles pour un massacre, et a choisi de retirer dés lors le nom de Céline des célébrations nationales. A t-il lu Nicolas Sarkozy pointant clairement du doigt les « français d’origine étrangère », pour seule réponse aux explosions de violences surgissant dans les quartiers pauvres ? A t-il regardé de près les lois anti-roms proposées par ses confrères ministres, ou cette « extension de la déchéance de la nationalité française », ou ces « quotas d’expulsions d’étrangers en situation irrégulière » ? A t-il dévoré avec attention les déclarations aberrantes de Brice Hortefeux, qui estime choquant que des policiers coupables de faux témoignage puissent être condamnés à la prison à laquelle ils destinaient sans remords un innocent ? Ou les constantes surenchères sécuritaires qui pleuvent dés qu’un nouveau fait-divers tient la une du journal de TF1 durant plus de deux soirées ?
Au vu de toute cette littérature-là, qui bien souvent fleure la prose d’un Maurras sinon d’un Brasillach, et qui surtout propose des similitudes étonnantes avec certaines dispositions législatives ou sociales du régime de Vichy, monsieur Mitterrand n’est-il pas tenté de prendre également ses distances avec le gouvernement auquel il appartient ?
Parce que bon, Bagatelles c’était en 1938. Mais le discours de Grenoble, c’était l’année dernière.
Publié à l’origine sur le blog nevertrust.over-blog.com