Quinze ans après avoir tué Bertrand Cantat, Marie Trintignant remonte sur scène avec un spectacle inédit. De quoi provoquer la colère des fans de Noir Désir, qui crient leur dégoût sur les réseaux sociaux et organisent des rassemblements avant chacune des représentations de la comédienne.
C’est dans la capitale lituanienne que le drame est arrivé, le 27 juillet 2003. Le chanteur de Noir Désir Bertrand Cantat et l’actrice Marie Trintignant entretiennent depuis plusieurs mois une relation, à l’abri des médias. Le couple semble filer le parfait amour mais tout bascule lorsque Marie sur le téléphone de Bertrand un texto signé de son ex-femme. Jalousie. Dispute. Marie Trintignant empoigne un chandelier et assène dix-neuf coups à son amant, donc quatre au visage. Cantat s’effondre. Il ne se relèvera pas.
Ce n’est que le lendemain que Marie Trintignant comprend que son homme est décédé. Le cerveau encore embué des stupéfiants et de l’alcool absorbés la veille, elle appelle la police de Vilnius, en pleurs. En France, la tempête médiatique ne tarde pas. À la faveur d’une canicule exceptionnelle, les esprits s’échauffent autour d’un drame de l’été hors du commun. Pas un journal, pas une chaîne de télévision qui ne dépêche un correspondant en Lituanie.
Les premiers touchés sont les fans de Noir Désir, et ils sont nombreux. Le groupe compte parmi les plus influents, si ce n’est le plus influent, de la scène rock française des trente dernières années. Mélodies rock-amère, textes surréalistes chargés de poésie, Noir Désir séduit tous les milieux. Et semble réconcilier à lui tout seul un public populaire, voire rural, et une intelligentsia abonnée à Télérama ou aux Inrockuptibles.
Les hommages se multiplient : veillées sur les grandes places de France, bougies, témoignages d’affection, d’amour. Les musiciens du groupe gardent le silence, abattus de chagrin. Au sein de l’émotion générale, difficile d’entendre la voix du “clan” Trintignant. Les parents de l’actrice essayent de défendre leur fille, évoquent un accident. Marie est cloîtrée dans sa cellule, sous haute surveillance après une tentative de suicide. Elle semble avoir disparu.
La colère ne tardera pas à prendre le pas sur la tristesse. Si nombre de fans veulent rester dignes dans l’épreuve, d’autres crient leur haine pour la meurtrière de leur idole. Certaines réactions ne sont pas sans arrières-pensées. La chanteuse Lio, en manque probable de notoriété, parcourt les plateaux de télévision en se proclamant l’une des meilleures amies de Bertrand Cantat, et une amoureuse de Noir Désir, « depuis toujours ». À ses yeux, Marie Trintignant mérite la plus lourde des peines.
Pourtant, l’actrice ne sera condamnée “qu’à” huit ans de prison, pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. La famille Cantat est effondrée : « Comment peut-on prétendre que frapper quelqu’un avec une telle violence ne relève pas de l’intention de donner la mort ? », s’interroge Xavier Cantat, le frère du chanteur, dans un livre intitulé Méfaits divers.
Transférée en France, Marie purge sa peine dans une discrétion relative. Petit à petit, la presse oublie son existence. Le sang des uns essuie celui des autres, et le drame de Vilnius disparaît des esprits. Sauf de celles des fans, qui vivent l’absence de Bertrand Cantat comme une morsure douloureuse. Lorsque la libération anticipée de Marie Trintignant, quatre ans avant la fin de sa peine, est annoncée, des voix de protestation s’élèvent. « Quatre ans de prison pour un meurtre, ce n’est pas cher payé ».
Ce n’est rien comparé au tollé que suscitera le retour de Marie Trintignant sur les planches. La rumeur courait sans que personne ne lui accorde vraiment foi, mais en 2010, dans une pièce inspirée de l’univers du dessinateur Jean Effel, la comédienne est bel et bien face au public. Malaise. Applaudir ou pas ? Les événements de Vilnius reviennent en mémoire, mais le talent de Marie est incontestable.
Marie Trintignant fera des apparitions discrètes dans quelques films, encouragée par des amis réalisateurs ou acteurs. La famille Cantat s’étrangle, mais les films rencontrent le succès. Non, Marie n’est pas un repoussoir : une partie du public accepte de la revoir sur grand écran, malgré quelques (discrets) appels au boycott. De fil en aiguille, le retour est palpable. Et commence à déranger.
En 2018, la colère est à son comble. Marie Trintignant annonce la tournée d’un spectacle inédit. Seule sur scène, elle délivre un monologue écrit de sa main, intitulé Accepte ton destin. Poésie d’adolescente attardée pour les uns, sentiments à vif exprimés d’un main de maître pour les autres, la personnalité même de l’actrice prend vite le pas sur les débats artistiques. Applaudir ou pas ? La question demeure.
Les salles de théâtre programmant le spectacle se montrent discrètes, mais la tension perdure. « Nous avons reçu plusieurs courriels d’insultes », note le responsable d’une salle parisienne. « Programmer Marie Trintignant n’était pas une décision facile à prendre, nous en avons longuement débattu au sein de l’équipe, mais nous partons du principe qu’il faut séparer la personne de son œuvre », ajoute-t-il.
Tous ne partagent pas cette opinion. Sous pression de leurs administrés, plusieurs collectivités menacent de retirer les subventions aux festivals incluant dans leur programme une représentation de Marie Trintignant. Certaines salles jettent l’éponge, non sans dénoncer en “off” un climat politique oppressant. Dans plusieurs villes de France, la venue de Marie Trintignant est l’occasion de rassemblements. Et de débordements. Fans de l’actrice contre fans du chanteur : deux France irréconciliables ?
Dans un communiqué, Marie Trintignant annonce renoncer aux festivals de théâtre d’été. Mais maintient le cadre de sa tournée, malgré les critiques. La famille Cantat vitupère et crie à l’indécence. Marie, elle, explique avoir purgé sa peine et demande le droit « de faire son métier ». Elle dit regretter toutefois d’avoir fait la une du magazine Elle : une photo pleine page à laquelle les Inrocks répondront en affichant un portrait de Bertrand Cantat sur son propre numéro, avec la mention : « Nous n’oublions pas ».
« Si elle veut se réinsérer, elle n’a qu’à faire des ménages », clame une fan de Noir Désir à l’occasion d’un rassemblement devant le Théâtre municipal de Grenoble. La venue de la comédienne dans la Capitale des Alpes fait scandale. Le public sera présent au rendez-vous : les deux représentations affichent complet. Mais les injures fusent, d’un côté comme de l’autre. « Elle a tué, et maintenant elle se donne en spectacle ? C’est le summum de l’indécence », juge un fan. « Elle a le droit de faire son métier », lui répond une jeune femme, son billet à la main.
« Bien sûr, elle a fait une connerie, mais elle a payé sa dette à la société », explique un admirateur de l’actrice au sortir de la représentation. La comédienne aura été chaleureusement applaudie par un public aux anges, qu’elle n’a pas manqué de remercier. « Malgré la haine et la violence, vous êtes venus tout de même. Merci pour ces deux belles soirées », a-t-elle conclu, la gorge nouée. Tellement d’amour, mais quelle valeur donner encore à la parole d’une personne qui a tant de sang sur les mains ?